Mon cher corps,
Comme je l’entends aujourd’hui cette complainte de ce corps que j’ai tant maltraité. Un coup trop lourd, puis trop mou, ou pas assez musclé, voire trop ridé, il est grand temps de me faire pardonner.
Dis, te souviens-tu ?
A 13 ans , c’est une histoire de puberté,
A 35 ans, j’évoque déjà un problème de fermeté,
A 45 ans, ce sont les rides dont je tiens une comptabilité,
Et à 55, rappelle-toi je te mettais déjà en garde contre certains pans de ton édifice menaçant de s’effondrer…
Avec humour c’est vrai, mais tu dois en avoir marre d’être toujours la cible de toutes mes risées.
Car moi l’inquisiteur intérieur, le mental en acier, le bourreau des pensées, j’analyse, je réfléchis, je juge, je condamne, je calcule, je sanctionne, je me moque sans aucune pitié.
Toi mon cher corps, ma carcasse enveloppée, cet amas de cellule de chair et de mémoires oubliées, oui je l’avoue, je t’ai profondément blessé, rejeté, humilié.
Tout cela, pour répondre à certains standards contemporains de la beauté, être bien foutu, par exemple et puis surtout le rester.
Mais après 50 ans d’une vie compliquée et bousculée , que peut-il bien rester ? si ce n’est un champ de ruine, au mieux quelques vestiges de ce passé tourmenté .
As-tu remarqué aussi comme je pratique la fuite avec excellence ? Lorsque je refuse de voir ou d’entendre, et que j’enterre mes souvenirs aussitôt, lorsque je me voile la face, lorsqu’on me dit « Ca va ? » et que je réponds sans conscience « oui ça va merci ! ».
A cet instant précis, je sais déjà que j’ai menti.
Car Je sais parfaitement mentir, la plupart du temps à moi-même, pour ne pas me faire de peine et sans doute parce que j’ai peur de la vérité, car ce que j’apprécie surtout, c’est être en dehors de la réalité. Alors que toi, mon cher corps, tu as cette capacité innée à travers tes cellules de faire parler l’inadmissible, d’exprimer l’insoutenable et de révéler l’intolérable.
Il m’arrive aussi parfois que je ne puisse plus rien gérer, trop de pression, trop de charge, trop de stress. Alors, dans un dernier élan de sécurité et pour « sauver ma tête », je te refile le « bébé », et c’est dans tes cellules, ton sang, ta chair que tu vas devoir trouver la solution parfaite, on appelle ça, somatiser.
C’est cette ultime chance d’être entendu, c’est le dernier barrage qui vient de sauter, le volcan qui vient de se réveiller, le tremblement de terre qui va tous nous secouer . C’est ta façon à toi de t’exprimer, avec ce langage unique et universel .
Nul besoin d’une Tour de Babel pour décoder tes messages corporels.
Tu sais, ici et aujourd’hui, j’avais envie de te redonner la place que tu mérites, et de t’honorer toi le réceptacle de tous les chaos de notre vie
Alors voilà, j’ai un deal à te proposer.
Toi et moi, on a toute la mort pour s’ignorer.
Alors faisons cause commune, et profitons des années de vie qui nous restent, pour se foutre de la mode, envoyer balader les dogmes, libérer nos chaines, sortir de la torpeur et tant que nos deux cathédrales tiennent encore debout, tant que nous ne sommes pas encore à genou profitons-en pour signer un pacte d’alliance et unir enfin nos différences.
Juste toi et moi, main dans la main avec le cœur pour seul témoin .
La tête,